La conquête de l'identité

Au seuil du pays promis, le peuple d'Israël, qui a été témoin de la puissance de Dieu, refuse pourtant d'entreprendre la conquête de Canaan. Ils prennent alors une décision étonnante : retourner dans le pays d'Egypte ! Cette histoire illustre la difficulté que nous rencontrons à nous projeter dans l'identité d'enfant de Dieu.

Le projet fondamental d'être :

Dans cet article, j'ai expliqué le paradoxe de l'identité. D'un côté, le mot identité désigne quelque chose qui ne change pas, qui reste pareil, identique. D'un autre côté, nous savons très bien que nous évoluons. Pourtant, nous restons la même personne, tout en était différent, sans être cependant quelqu'un d'autre. Ce paradoxe est généré par la conscience de soi, qui provoque un décalage entre moi et moi-même, comme un dédoublement, comme lorsqu'on voit notre reflet dans un miroir. Pour réduire ce décalage, nous tentons inlassablement de nous "recoller" à nous-mêmes : nous projetons la personne que nous voulons être, et nous agissons pour rendre effective cette projection.

Parfois cependant, nous désespérons de ne pas parvenir à être la personne que nous projetons. C'est parce qu'en réalité, nous ne nous projetons pas réellement, pleinement, dans cette identité. Nous en trouvons un exemple frappant dans un événement raconté dans l'Ancien Testament.

La conquête de Canaan :

Après son départ d'Egypte, suite aux 10 plaies, le peuple d'Israël sera encore de nombreuses fois témoin de la puissance divine : la traversée à sec de la Mer Rouge, les 10 Commandements au Mont Sinaï, la manne apparaissant miraculeusement chaque matin. Pourtant, au moment de se lancer dans la conquête de la Terre Promise, il renâcle, manquant de foi en Dieu. Effrayé par la taille des habitants et les fortifications des villes, il refuse d'entrer le pays de Canaan. La décision prise alors est très surprenante : retourner en Egypte.

"Pourquoi l'Eternel nous fait-il aller dans ce pays, où nous tomberons par l'épée, où nos femmes et nos petits enfants deviendront une proie ? Ne vaut-il pas mieux pour nous retourner en Egypte ? Et ils se dirent l'un à l'autre : Nommons un chef, et retournons en Egypte." Nombres chap. 14, v. 3-4 (la Bible, trad. Louis Segond 1910)

L'Egypte, pour le peuple d'Israël, c'est l'esclavage. Qui, une fois qu'il a goûté à la liberté, voudrait retourner dans l'esclavage ?

La réponse est : celui qui se pense encore esclave.

Le projet fondamental d'être libre :

Conquérir Canaan, c'est agir pour que la nouvelle identité de peuple libre devienne effective. En effet, c'est enfin posséder en propre son territoire, son identité de peuple, avec ses lois, son organisation religieuse, sociale, économique, politique. Le peuple possède déjà les lois, qui ont été données au Mont Sinaï. Mais il reste à vivre effectivement tout cela : à s'installer dans cette nouvelle identité.

Or, on constate que le peuple ne se projette pas du tout dans cette nouvelle identité. Chaque fois qu'une difficulté surgit, il se tourne vers sa vie en Egypte. Oubliant complètement l'esclavage qu'il y subissait, il en parle avec nostalgie : par exemple, le sujet de la bonne nourriture revient régulièrement. A les entendre, on a parfois l'impression que c'était eux, les Egyptiens, et qu'on les a arrachés à leur pays bien-aimé !

Dans leur tête, ils se projettent encore en esclaves. Ils s'identifient comme esclaves, comme appartenant à l'Egypte. Ils ne se considèrent pas du tout, ils ne se projettent pas du tout en hommes libres. Ils ne veulent pas vraiment, profondément, de tout leur être, être libres.

Ceci nous montre que ce n'est pas tant nos actions qui nous déterminent, mais c'est d'abord la façon dont nous nous pensons, comment nous nous définissons, qui va influencer la façon dont nous allons agir et réagir. L'identité n'est pas tant une donnée, qu'une conquête, qui commence par le projet d'être (quelqu'un).